On a beaucoup entendu dire que, si l’espérance de vie augmente, l’espérance de vie en bonne santé non seulement n’augmenterait pas, mais au contraire elle serait stabilisée ou diminuerait. Cette croyance n’est pas fondée, comme nous allons le voir. Il est facile de faire des interprétations hâtives des données d’Eurostat, l’office européen de statistiques
La réalité est qu’à 65 ans, on peut statistiquement espérer vivre en bonne santé encore une bonne dizaine d’années supplémentaires. Il ne faut pas confondre l’espérance de vie à la naissance et l’espérance de vie lorsqu’on a atteint 65 ans, après avoir évité avec succès tous les risques auxquels chacun fait face dans son existence, comme le montre le tableau ci-après.
Ainsi n’affirmons pas, comme cela a été fait pendant les discussions sur l’âge de la retraite, que l’on n’a plus que 2 ou 3 ans à vivre en bonne santé quand on prend sa retraite à soixante ans. Heureusement pour les retraités, il leur reste probablement entre 15 et 20 ans de bien-être !
Mais ce n’est pas tout. Les raisons de ne pas se fier aux calculs faits sur la durée de vie en bonne santé sont nombreuses.
La méthode de calcul. La méthode utilisée est celle de dite « de Sullivan » (voir INED, www.ined.fr/fr/resources/calcul_en_ligne/sullivan/). Dans le calcul proposé par cette méthode, on transforme la proportion de personnes en bonne santé à différents âges en années en bonne santé. Les personnes qui ne sont pas en bonne santé peuvent avoir de simples difficultés de mobilité, être atteinte de maladie chronique ou de problèmes cognitifs. Les périodes de maladies avant 60 ans sont décomptées. De plus toutes les personnes âgées en institution sont considérées comme étant en incapacité. Pour l’INED, « cette méthode présente quelques inconvénients. D’abord elle ne prend pas directement en compte les risques différentiels de décéder selon le niveau d’incapacité. Ensuite, elle ne distingue pas l’incapacité acquise dans les conditions sanitaires au moment de l’enquête de celle acquise dans le passé. …. Enfin la méthode de Sullivan ne tient pas directement compte de la réversibilité des différentes incapacités » (www.ined.fr/fichier/t_publication/1529/publi_pdf1_170.pdf).
Des critères inadéquats. La bonne santé s’apprécie aux différents âges de la vie. On ne dit pas d’un bébé qu’il est en incapacité parce qu’il ne sait pas encore marcher. De même on ne doit pas apprécier la santé d’une personne âgée avec les mêmes critères que celle d’un trentenaire sportif. Ainsi une personne de 90 ans qui s’arrête pour souffler tous les cent mètres ne doit pas être « catégorifiée » comme ayant des problèmes de mobilité. Son bien-être peut fort heureusement s’accommoder des capacités physiques dont elle dispose à son âge.
Une comparaison dans le temps et avec d’autres pays qui pose problème. Pour les chercheurs, (voir notamment l’Observatoire Européen des Espérances de Santé, www.ehemu.eu); il n’est pas probant de mesurer l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé dans le temps (ce qu’on appelle les données « longitudinales »). En effet, les échantillons pour un âge donné changent chaque année, les questions ne sont pas comprises de la même manière, et selon les pays, les perceptions sont différentes. Il faut noter que la « science » du vieillissement est récente et en évolution constante : les méthodes statistiques et de calcul ont évolué au fil des années, rendant moins pertinentes les comparaisons historiques. De plus les informations disponibles sont peu abondantes.
Des données subjectives. Les indicateurs de vie en bonne santé sont recueillis par enquêtes. Les personnes sont questionnées sur la perception qu’elles ont de leur santé : « est-ce que vous vous sentez actuellement en bonne ou en mauvaise forme ? ». Le moment et la manière de poser la question ont une influence sur la réponse. Chacun connaît la pyramide de Maslow, suivant laquelle de nouveaux désirs apparaissent lorsque des désirs plus élémentaires sont satisfaits. Les personnes âgées n’échappent pas à ce phénomène. Comme pour chacun de nous, il est naturel qu’elles expriment de nouvelles attentes ou des insatisfactions quand un certain nombre d’améliorations ont été apportées à leur santé.
Les femmes plus souvent en incapacité que les hommes ? Là encore, les statistiques présentent des biais suscitant à l’erreur. Oui les femmes âgées sont plus en incapacité que les hommes. Mais la raison est tout simplement qu’elles vivent plus longtemps que les hommes, et comme les incapacités de toutes natures surviennent plus souvent au grand âge, il est logique que proportionnellement, les femmes âgées apparaissent plus affectées dans les statistiques.
Face à ces informations peu probantes sur l’espérance de vie en bonne santé, d’autres informations, objectives, démontrent à l’inverse que les personnes de plus de soixante ans bénéficient d’un état de santé qui progresse régulièrement, heureusement pour elles !
L’anthropologue Laurence Hardy observe que « l’espérance de vie sans incapacité ne cesse d’augmenter. Il y a un recul de l’âge d’entrée en institution » (http://carto-dependance.fr/fichiers/0608LAVIEILLESSE.pdf). Selon la CNAV, l’âge d’entrée en institution est passé de 77 ans et 6 mois en 1994 à 79 ans et 2 mois en 2003. Une autre étude donne un âge médian de 81 ans pour l’entrée en institution. « Les personnes âgées sont accueillies de plus en plus tard alors qu’elles sont de plus en plus dépendantes » (www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RS_034_0174). Ainsi, l’accroissement de la capacité à vivre chez soi témoigne d’un allongement de la vie en bonne santé.
Une étude approfondie d’Anne EVRARD et Julien FRAICHARD sur la région Picardie (INSEE : www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=15827) conclut que « Entre 2005 et 2020, la population picarde va continuer de vieillir : une personne sur quatre aura plus de 60 ans en 2020. La population dépendante progressera elle aussi, mais deux fois moins vite que la population âgée ».
Un article de 2012 de Jean-Marie Robine, directeur de recherche à l’INSERM, l’un des grands experts français en matière de vieillissement, écrit avec Emmanuelle Cambois et Audrey Blachier, observe qu’à 65 ans, l’espérance de vie sans incapacité sévère a continué à augmenter en France et que l’écart entre les hommes et les femmes s’est réduit. La diminution de l’espérance de vie en bonne santé à la naissance est influencée par des incapacités survenant avant 60 ans, notamment pour les femmes (Cambois et al, « Aging and Health in France : an unexpected expansion of disability in mid-adulthood over recent years », European Journal of Public Health, Oct 4, 2012).
La société voudrait-elle mettre les personnes âgées dans la case dépendance ? Pour l’économiste Jean Gadrey, la réponse est oui. « Amis retraités, vous êtes (déjà) dépendants, avant de devenir des personnes âgées dépendantes » (http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/09/03/retraites-quand-on-veut-noyer-ses-vieux%E2%80%A6/). « Quand on veut « noyer ses vieux », on en rajoute sur leur nombre et sur ce qu’ils vont coûter. Démographie fantaisiste à l’appui, on invoque le « péril vieux » devant une opinion qui manifeste souvent une coupable tendresse pour des parents, grands-parents et autres vieux ».
Les actifs manifestent une sollicitude touchante. Pourtant il nous faut évacuer le stéréotype des personnes âgées qui attendraient la compassion de la société à leur égard. La charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante a été rédigée pour qu’il soit « admis par tous que les personnes âgées dépendantes ont droit au respect absolu de leur liberté d’adulte et de leur dignité d’être humain ». Les personnes âgées sont des acteurs de la société, elles doivent décider par elle-même de leur mode de vie.
Détruire le concept de « dépendance liée à l’âge ». Comme l’explique Robert Moulias, créateur de l’Observatoire de l’âgisme (www.agisme.fr), l’âge chronologique n’est pas, par lui-même, un facteur de dépendance (www.agisme.fr/spip.php?article37). Ce sont les maladies qui créent la dépendance, et elles peuvent être guéries si on les soigne. Bien sûr avec l’âge survient l’inévitable perte musculaire et les problèmes articulaires qui ralentissent les déplacements et les mouvements des personnes âgées. Une bonne hygiène de vie permet de reculer fortement le moment où ce ralentissement devient invalidant et où une aide à domicile sera nécessaire. Pour Robert Moulias, le concept de perte d’autonomie liée à l’âge repousse la population et les médias vers la coûteuse et inutile « anti-aging medicine ».
La révolution de la fin du XXème siècle a été l’apparition de la Longévité pour tous. On vit plus longtemps parce qu’on « vieillit » plus tard, parce qu’on se porte mieux, qu’on est moins malade, qu’on est malade plus tard, moins handicapé parce que mieux portant. Comme l’écrit Laurence Hardy, « l’extraordinaire allongement de la vie se heurte aux représentations sociales négatives de la personne âgée ». La dépendance est un « fait social relationnel » dans le sens où il ne faut pas confondre « dépendance » et « perte d’autonomie » : on peut rester autonome, c’est-à-dire continuer à décider pour soi-même, malgré des handicaps physiques. Et être dépendant, c’est ce qui m’inscrit dans la société : c’est par les autres que j’existe, c’est par les relations aux autres que je me construis.
Favoriser aussi longtemps que possible la vie des personnes âgées à domicile. Le maintien à domicile est souhaité par les personnes âgées, même lorsqu’elles ressentent une perte d’autonomie. Le maintien à domicile (http://www.assidom.com/service-de-maintien-a-domicile.php) est souhaitable par la société si elle reconnaît les personnes âgées comme des « personnes », et non pas comme des « bénéficiaires », des « malades », des « improductifs ». Et au plan économique, le maintien à domicile est d’autant plus souhaitable qu’il est moins coûteux qu’une entrée en institution. On parle souvent d’isolement des personnes âgées. La meilleure manière de sortir de cet isolement est de retrouver une place pour chacun dans la vie sociale. Les personnes âgées dont l’état de santé le justifie ont besoin d’être aidées, mais elles sont bien plus nombreuses à avoir beaucoup à donner.
Jean Bourdariat, AssiDom